10.

Elle souffre du froid, Ava. Elle voudrait ne pas y penser, elle essaie, mais ses jambes, ses mains, sont congelées. Elle n’a rien pour les recouvrir, sa valise tourne et tourne en vain sur le carrousel à bagages, impossible d’y piocher un pull, un gilet, une veste, pour arrêter de frissonner si fort.

Le temps s’étire et s’étire encore, un long élastique qui s’étend à l’infini. Ont-ils ont été oubliés ? Ava s’impatiente, elle en est persuadée, l’information n’est pas passée, pas comme il faut, les agents du Shin Beth n’ont pas été prévenus, personne ne viendra les chercher, les sortir de ce coin reculé de l’aéroport bientôt vidé, dénudé de toute présence humaine. Une heure bientôt, une heure qu’ils ont été délaissés, qu’ils sont assis là, cloués sur leurs sièges métalliques à la texture glacée, à subir le souffle algide de l’air conditionné plutôt que de déambuler dans la chaleur incandescente de Tel Aviv, s’élancer dans ce brasier, se consumer au contact de la capitale.

Ils ne sont pas les seuls à dépérir. La famille à la malle Vuitton ne cache pas son agacement. Quant à la jeune fille voilée, elle se tient debout à l’entrée de la zone, postée près du garde slave, comme pour lutter contre cette immobilité qui rend fou. Elle est à son aise tranquille dans ses mouvements, malgré cet épais tissu noir autour de son visage, un visage simple et sans atour, malgré ce long habit sombre enroulé autour de sa chair généreuse. Ava pense à Warda. Stagiaire comme elle dans l’un des plus prestigieux cabinets de la capitale, un de ces cabinets très chics des Champs-Elysées, avec des portes vitrées et des jolies hôtesses pour vous accueillir, et cette odeur de luxe clinquant et presque vulgaire dans chaque particule de son air. Warda refusait de se laisser impressionner par cette atmosphère feutrée, par les codes à suivre et sa violence contenue, latente, étouffée. Warda revendiquait sa différence, la cultivait avec fierté, sans épouser le moule, ce moule-là qu’elle broyait. Elle jeûnait, elle se voilait, elle défendait son choix, ce choix qu’Ava ne comprenait pas, qu’elle n’approuvait pas, ne saisissait même pas. Warda s’assumait jusqu’au bout, malgré l’incompréhension, parfois le mépris, elle ne reculait pas. Et la jeune fille debout, qui rappelle son existence au garde, qui hurle sa présence, la jeune fille enrobée de noir est de cette trempe-là, Ava le voit, le sent, il y a quelque chose de dur, d’affirmé dans son regard, dans la façon dont son corps défie les limites de cette zone, les frontières de sa rétention.

Flowen, Ava

La voix retentit et les surprend. Celui qui les interpelle est un homme aux épaules puissantes, crâne rasé, visage brun, regard foncé, une carrure si imposante qu’elle paraît éclater dans sa chemise blanche, craquer dans son pantalon noir. Ava perçoit une lueur dans ses yeux noirs, une flamme qui vacille et se perd, une lumière qu’elle n’interprète pas. Du corps de cet homme exhale un parfum musqué, un parfum de mousse et de forêt, oui Ava en est sûre, que cette fragrance boisée, subitement parvenue à ses narines, émane de lui. Il ne respecte pas Shabbat, mais cela n’a rien d’exceptionnel, Florent lui a expliqué, que c’était fréquent en Israël, l’existence de Juifs laïcs, non pratiquants, qui pour autant se sentent Juifs, pleinement, car le judaïsme s’extrait de toute croyance, de toute foi véritable, tu peux être Juif sans croire, ce n’est pas la question.

Ava aimerait que l’homme la trouve jolie, qu’il se sente attendri par cette femme aux allures de fillette, frigorifiée dans cette petite robe à fleurs, cette robe sans manches qui prouve bien qu’elle n’est pas endoctrinée, qu’elle n’a rien de dangereux, qu’elle n’ira pas se faire sauter dans un attentat suicide, qu’on peut bien lui rendre son passeport et la laisser partir. Il leur tend un formulaire, à Florent et elle, un simple formulaire de contact, merci d’inscrire vos coordonnées, nom de famille, prénom du père, prénom du grand-père. Du côté paternel ?  interroge Ava. Oui, s’entend-elle répondre, avec déception. Le judaïsme se transmet par la matrilinéarité, mais, dans les fichiers de sécurité, c’est encore et toujours l’ascendance paternelle qui prime. Le prénom de la mère, le prénom de la grand-mère, n’ont aucune importance. Les femmes ne comptent pas.

Le stylo à la main, Ava hésite. Florent est déjà retourné s’asseoir. Il ne s’est pas posé de questions, lui, il a complété, rempli, et rendu le formulaire avec le sourire, avec décontraction, avec cette confiance qu’il a en lui, en sa situation. Il ne peut rien lui arriver, il ne peut pas être expulsé, pas de ce territoire qui est un peu le sien. Il le sait, et cela se sent, qu’il le sait, cette certitude-là est inscrite en lui, dans l’aisance de ses pas, la fluidité de ses gestes.

Ava s’attarde. Près de l’homme, elle prolonge sa présence.

Le prénom de son grand-père.

Elle ne sait plus exactement.

Son grand-père, le père de son père, elle ne l’a jamais connu.

Il est décédé avant qu’elle naisse, bien avant.

Elle inscrit Jafar.

N’y a-t-il aucun doute ? Est-ce bien Jafar ? Jafar Mohandessi ? Ce prénom, parvenu à ses oreilles, n’était-il pas un surnom pour autre chose, un prénom plus officiel, qu’on lui aurait attribué mais qui n’aurait pas servi, selon cette manie iranienne de baptiser les enfants d’un nom qui ne fera l’objet d’aucun usage ? C’était si fréquent dans sa famille, ou parmi les amis de ses parents, cette étrange substitution d’un prénom à un autre, sans logique ni lien entre l’un et l’autre, deux appellations sans attache. Choucou pour Hamideh. Chery pour Zahra. Ali pour Mammad. Lagha pour Marjane. Une mentalité, des traditions, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle n’avait jamais questionnée, sauf aujourd’hui, devant ce géant qui s’impatiente, qui l’observe et attend.

Jafar était-il vraiment Jafar ?

Elle n’en savait rien. Elle écrivit ce qu’elle savait, ce qu’elle avait entendu de lui, ce rare murmure parvenu à ses oreilles, Baba Jafar. Sur le formulaire elle traça des lettres rondes, enfantines, de cette écriture de fille que Florent lui reprochait, quand elle corrigeait de temps à autre des copies à sa place, il lui disait Transforme un peu ta façon d’écrire sinon les étudiants comprendront bien que ce n’est pas moi, et Dieu ce qu’ils auraient pensé, les étudiants de la Prep Ena, en s’apercevant que c’est une simple contractuelle qui annotait leur copie de culture générale et leur attribuait des 6/20.

Elle rend le stylo, rend le formulaire. Elle se demande s’il y a encore des avions ce soir, qui décollent de Tel-Aviv et se posent à Paris, elle a cessé de croire qu’elle pourra sortir d’ici.

L’homme lit les noms inscrits par Ava, il les lit à voix haute pour être sûr de ne pas se tromper, pour qu’elle les lui confirme, pour reporter la bonne information dans son fichier top secret des renseignements généraux. Ses yeux s’écarquillent pendant qu’il les prononce. Mostafa Mohandessi. Jafar Mohandessi. Ava hoche la tête, qu’est-ce-elle peut bien faire Ava, elle doit s’en tenir à la vérité, et la vérité c’est Mostafa, c’est Jafar, des noms iraniens, musulmans avant même d’être iraniens.

-Ils sont nés où ?

-A Téhéran.

Ava ne précise pas le pays, Téhéran se suffit à lui-même, et tout le monde sait bien où c’est Téhéran, surtout lui, ce type des renseignements.

-Et vous, vous êtes née où ?

L’accent de l’homme est si âpre qu’il rend presque le propos incompréhensible. 

-A Paris.

-En France ?

-Oui, Paris en France.

– Pour l’instant, retournez-vous asseoir.

Go back and sit.

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